Là où d’autres expriment leurs joies, leurs colères, leurs peurs, leurs défaites, leurs victoires, par des cris, des larmes ou des rires, moi je reporte sur le canevas l’émotion ressentie : Par le choix d’une musique qui fait vibrer en moi des cordes sensibles, « grande musique » ou opéras, dans une sorte d’association auditive, je vois émerger de moi des rêves anciens, des souvenirs enfouis au fond de ma mémoire, des histoires, des paroles, des poèmes… Tendresse, trouble, émoi, toute ces vibrations sont alors retranscrites sur la toile par des traces, des lignes, des formes, et des couleurs qui reflètent mon état d’âme : douces et chaudes pour la mélancolie, plus dures, plus foncées pour les angoisses et les inquiétudes, plus froides pour la révolte et le mal-être. Tout se fond l’un dans l’autre par balancement de coulées en rythmes…
Mais ce travail ne se fait pas de manière rationnelle, rectiligne ! Il arrive souvent que mon inspiration perde le fil de la musique et change de cap au gré d’une angoisse soudaine, d’une douleur non contrôlable, dont l’intensité n’a d’égale que la brutalité. Peindre devient alors un combat contre un ennemi sournois qui se terre au fond de moi et me chasse hors du tableau. Alors, je suis rongée par l’envie d’abandonner, le cafard, la peur de ne pas arriver à exprimer ce que je refoule en moi…Et je me retrouve petite fille fragile, doutant d’elle-même, partagée entre la peur de n’être pas reconnue et comprise par les autres, et l’incapacité d’assumer la solitude… Je m’enferme ou j’éclate ? Puis, parce que je reste sincère, parce que je ne force pas les choses, voilà que ma main retrouve le geste qui guide le pinceau, voilà que mon oreille entend à nouveau le message de la musique. Et progressivement, je rentre dans la toile, et le calme revient en moi. La peinture est souveraine pour mon équilibre et ma nature anxieuse.
La toile est en quelque sorte mon interlocuteur privilégié, celui qui détient le monopole, l’exclusivité de mes jardins secrets. Elle est à la fois le réceptacle patient, capable d’une écoute à nulle autre pareille et le révélateur exprimant, extériorisant, la part la plus intime de mon être. C’est là tout le paradoxe : voici qu’au moment où je plonge dans les profondeurs de mon inconscient, dans une démarche d’intériorité totale (car je ne parle qu’à moi-même), la toile, devenue peinture tout au long de ce monologue, expose sans atours et sans masques, mon être intime aux yeux de tous. Et repris par d’autres regards, mon cheminement se transforme, devenant unique pour chacun, soit en symbiose avec moi, et mon ressenti s’en trouve amplifié, soit en les renvoyant à eux-mêmes, et le tableau devient leur miroir. A l’opposé des incursions médiatiques dans la vie privée, la toile dévoile mon intime mais ne l’exhibe pas…
Propos recuellis par Andrée Desmet